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Mai 2023
Légats & vice-légats d'Avignon - 2
Toutes les fonctions importantes et l'archevêché étant désormais dévolus à des Italiens, la langue française, substituée au latin et au provençal depuis 1540 pour la rédaction des actes officiels, est supplantée par l'italien. La noblesse et les notables qui détiennent le quasi-monopole des charges municipales s’en accommodent, mais ni les marchands ni le peuple qui parlent provençal. Les abus de l'administration et les lourdes impositions, comme celles de Colonna, provoquent la Fronde avignonnaise entre pevoulins (vauriens) et pessugaux (pressureurs) de 1652 à 1657.
Pendant le XVIIème siècle la légation d'Avignon revient constamment à des cardinaux italiens, et plus précisément au neveu du pape régnant ou à son plus proche collaborateur. Elle compte parmi les charges les plus prestigieuses de l'Église, mais devient entachée par le népotisme et le cumul des bénéfices dont abusent ses titulaires.

En 1693, désirant mettre un terme à ces pratiques, Innocent XII supprime la charge de légat et crée la Congrégation d'Avignon dont le préfet est le cardinal secrétaire d'État. Les vice-légats, tous italiens, choisis parmi la Curie romaine ou les gouverneurs des provinces, à la fois administrateurs et diplomates, passent quelques années à Avignon avant de poursuivre leur carrière dans les congrégations romaines ou comme nonces auprès du roi de France, tel Mazarin. Vice-légat en 1634, puis nonce à Paris où il déplut à la cour à cause de ses sympathies pour l'Espagne, il fut renvoyé à Avignon avant de connaître une irrésistible ascension.
Pierre Mignard - Jules Mazarin, musée de Condé
Cependant les notables d’Avignon contestent avec acharnement l’autorité des vice-légats et s'adressent souvent directement à Rome pour défendre leurs décisions et leurs intérêts
Cette liberté d'en appeler au pape compte parmi les privilèges chèrement défendus par le Conseil de Ville qui refuse de les abandonner, alors que les vice-légats les plus autoritaires tentent de les remettre en cause. Les ambassadeurs envoyés vers le Saint-Siège appartiennent aux familles de la noblesse : les Cambis, les Galéans, les Pérussis, les Berton, les Fougasse, les Tulle, les Fortia, qui occupent le sommet de la hiérarchie locale grâce à leur fortune, leur emprise seigneuriale et leur influence sur les choix politiques. De plus, le voyage à Rome leur confère un prestige supplémentaire.

La Conservation, ou Tribunal pour le jugement des causes mercantiles estably de l'autorité
de N.S.P. le Pape Innocent XI. Par les soings de Monseigneurs l'illustrissime et excellentissime
Abbé Niccolini, vice-legat et gouverneur general en la cité et legation d'Avignon - 1679
En 1701 les ducs de Bourgogne, 18 ans et de Berry, 14 ans, petits-fils de Louis XIV, sont reçus avec une munificence toute particulière à Avignon. Le vice-légat Sanvitali est chargé de veiller à leur réception jusque dans les moindres détails : « Pour ce qui du foin et de l’avoine, nécessaires pour la subsistance de deux mille chevaux qui sont à leur suite, j’ai déjà donné ordre pour qu’il y en eut en abondance ». Pour pourvoir « à l’abondance des vivres sans se borner aux délices que la province pouvait procurer », il « fait venir d’Italie des présents magnifiques de fruits exquis », et reçoit de Clément XI 50 000 écus pour les festins qui seraient servis en compagnie de tous les officiers royaux.

Louis David (d’après Jean Peru), vignette reproduisant l’une des médailles frappées lors de l’entrée des princes, avec à gauche
leurs portraits et à droite, au revers, la ville d’Avignon sous la figure d’une femme auprès d’un obélisque consacré à leur arrivée
Collection particulière.

Bassinet d’Augard - Chevaliers et officiers de l’Arc, de la compagnie du marquis d’Orsan - Collection particulière.
Monseigneur Sanvitali, originaire d’une riche famille de Parme, est un «homme grand et de très belle physionomie». La garde suisse et un «corps de soixante maîtres habillés et montés comme les gendarmes en chevau-légers de la Maison du roi», l’accompagnent à l’arrivée des princes entre la compagnie de l’Arbalète, vêtue à la française, avec «écharpes blanches et bleues sur les reins», arbalète sur l’épaule, coiffée de chapeaux «bordés d’argent avec des plumets et des nœuds de rubans fort riches» d’un côté et de l’autre celle de l’Arc habillée «à la Turque, avec des robes de couleurs écarlates, bordées d’hermine sur des vestes bleues chamarrées d’or, le turban garni d’aigrettes et de diamants», armée de sabres et d’arcs dorés, le carquois suspendu «avec un ruban bleu». Les chevaliers arborent des moustaches et «des barbes postiches si bien contrefaites et si adroitement mises, qu’il était aisé de s’y tromper». Leur capitaine est accompagné de six grands valets déguisés en «sauvages» armés de massues et, devant eux, des enfants suivent un «chameau chargé de bagage militaire». Ce qui au final ressemblait plus à un divertissement de carnaval qu’à une entrée solennelle organisée pendant le carême… le tout parmi une «multitude prodigieuse de gens».
En 1710, Clément XI accorde la noblesse au titulaire de la charge de vice-légat.
Avignon est de nouveau occupée par Louis XV de 1768 à 1774, mais à la reprise par le pape la congrégation est rétablie. Cependant le dernier vice-légat, Filippo Casoni, incapable de répondre favorablement aux exigences de réforme des Avignonnais lors des événements révolutionnaires, est chassé par les insurgés et regagne Rome tandis qu’Avignon et le Comtat subissent la guerre civile.
Le 14 septembre 1791, l'Assemblée nationale proclame leur réunion à la France et en 1797 le pape est contraint de renoncer à ses possessions par le traité de Tolentino signé avec Bonaparte.
Les appartements des vice-légats
Les légats et surtout les vice-légats (les premiers n’ayant que rarement résidé à Avignon) n’occupent pas le palais tout entier, bien trop vaste. Ils se cantonnent au niveau de la tour des Anges où se succèdent les salles de gardes, les salons de réception, les chambres destinées aux étrangers de passage, l'appartement particulier... On construit quand même des pièces supplémentaires (telle la Mirande) alors que certains bâtiments, faute d'être habités et entretenus, commencent à tomber en ruine.
Le palais ayant servi de prison pendant la Révolution, puis de caserne jusqu’en 1906, une partie de ces bâtiments a été démolie lors de l’occupation militaire et il est très difficile de déterminer les emplacements exacts et la destination des différentes pièces.

La tour des Anges
Au temps des vice-légats, le palais reste le lieu de nombreuses fêtes et réjouissances. Une étiquette rigoureuse, aux règles précises et prescriptions formelles, régit l’accueil des gens d'Église, nobles, fonctionnaires, membres des diverses hiérarchies qui chacun ont leurs droits et prérogatives.
Si un ambassadeur est annoncé, le vice-légat s'avance à sa rencontre et le reconduira à son carrosse. S’il s'agit de magistrats subalternes ils sont accueillis et quittés au seuil de l'appartement privé. Tous les cas sont prévus. Le code de préséance précise de minutieux détails, tel l’endroit de la salle où il est d'usage de s'arrêter, tant à l'aller qu'au retour, pour chaque catégorie de personnes.

Claude Marie Gordot - Cortège du vice-légat, 1766 - Musée Calvet Avignon

L'habitation du vice-légat est précédée d'une cour, cortile, menant à la salle des Gardes suisses, décorée de blasons. Huit estafiers s'y tiennent à sa disposition. Les Suisses sont requis dans les grandes circonstances, faisant la haie, hallebarde au poing, au passage des visiteurs.
La première salle, dite des Cavallegieri, peut contenir cent couverts. De riches
tapisseries surmontées des armes du pape recouvrent les murs, deux rangs
de lustres avec quantité de bougies vis-à-vis de miroirs l’éclairent. Une tribune
accueille la « symphonie ».
Les murs sont recouverts de cuir doré, recouvrant d’anciennes fresques à rinceaux.
Le lundi et le jeudi matin le vice-légat y préside les audiences publiques, sur un trône abrité par un baldaquin. Une balustrade réserve l'espace autour des magistrats
et la foule se tient sur des bancs.

Lors de la visite de la Reine douairière d'Angleterre, une table de trente couverts est dressée pour le déjeuner. Sur le désir de la reine, par exception le public n’est pas admis. Les grands se donnant volontiers en spectacle, c’est d'ordinaire une faveur que d'assister à leurs repas. En 1748, on y donne un concert « d'instruments et de voix » organisé en l'honneur du duc de Richelieu, auquel assistent de nombreux invités, « dames et cavaliers ».
Le Palais au XVIIIème siècle
Le vice-légat entend la messe tous les jours, et avant chaque audience, dans l’oratoire qui jouxte la salle. Une fenêtre de la chapelle donne dans la salle des Suisses, ce qui permet à la domesticité d’y assister.
L’appartement du vice-légat comprend trois pièces. La salle des Avocats sert de réception pour les personnages de moindre importance. Elle est tendue de tissus de Flandre ou de brocatelle « sans or ». La chambre, « plafonnée en voûte », se situait sans doute au dessus de la porte de la Peyrolerie. C’est une pièce étroite, sombre et sans cheminée. Au XVIIème siècle les vice-légats s’installent dans la tour de la Garde-Robe, plus confortable, et y reçoivent leurs administrés.
L'appartement « noble » tout entier est un appartement de parade, où sont reçues les dames de qualité et hébergés les personnages importants. Il est composé de trois chambres en enfilade. Pas de cheminée dans l’antichambre, tendue de damas de velours cramoisi ou de brocatelle ; deux tables et seize fauteuils sont à fournir par le vice-légat quand il entre en fonction et restent sa propriété.
La salle d'Audience ou chambre du Baldaquin est meublée de quinze grandes chaises à bras, à pieds dorés, alignées le long des murs tapissés de damas ou de velours à fond d'or, d’un tapis de Rhodes de huit mètres sur quatre, d’un riche et grand miroir, et d’une table à dessus de marbre, pieds sculptés et dorés selon « la coutume romaine ». Un dais à franges d'or et pompons abrite le portrait du pape régnant. Quand il s'agit de faire cortège au vice-légat, les magistrats et la haute société s'y réunissent. On sert des rafraîchissements pour les faire patienter pendant que Monseigneur est à sa toilette.
C'est dans cette pièce que sera logée la Reine douairière d'Angleterre : on dresse un lit à pavillon placé sous le baldaquin tandis que les dames de compagnie garnissent l'embrasure des fenêtres de fleurs à profusion ; Louis XIV lui-même y sera accueilli.
Au XVIIIème siècle, la chambre de parade comprend un lit richement orné, un tapis, et beaucoup d’or : des tapisseries de damas ou de velours à fond d'or, quinze chaises «entièrement dorées», une table à pieds dorés, supportant des corbeilles de fleurs et de fruits artificiels, un grand miroir, un tableau de dévotion, une garniture de cheminée en porcelaine et un balcon.
Une porte communique avec la salle de la Mirande, la plus vaste, luxueuse et mieux éclairée de l'habitation (sans rapport avec l’Hôtel de la Mirande actuel). C’est la salle des fêtes du palais. Lors du passage du duc de Richelieu, le vice-légat fait installer huit lustres et de nombreuses appliques en cristal ; les jeux de lumière se multiplient de façon éblouissante.

A Noël, trois banquets traditionnels y sont servis. Au premier sont invités le clergé et les moines : les doyens de saint Agricol, de saint Pierre, de saint Didier, les chanoines de tous les chapitres : deux Grands Augustins, deux Grands Carmes, deux Cordeliers, deux Trinitaires.
Le second rassemble la noblesse et quelques étrangers de marque. L'archevêque est quelquefois présent au côté du vice-légat, des Viguiers, du premier Consul, des différents conseillers. Le troisième repas est réservé aux fonctionnaires.
A la Mirande a lieu également « les visites gracieuses ». Deux fois par an, le vice-légat « habillé en soutane et mousette violette » reçoit les magistrats suivant l'ordre de préséance, « dans sa chaise à bras relevés, sur un marchepied sous un dais » Les prisonniers sélectionnés se mettent à genoux et le vice-légat leur accorde sa grâce.
L'une des sorties de la salle de la Mirande aboutit à la « porte de fer » qui permet aux vice-légats de sortir discrètement ou d’éviter une entrée solennelle. Le capitaine de la garde qui veille à cette porte compte parmi les invités du repas de Noël.


Emplacement de la porte de fer rue du Vice-légat
Ils s’éloignent dans le temps, les papes, les légats et les vice-légats, leur magnificence et leur arrogance, leurs conflits d’intérêt, leurs jeux de préséance et d’allégeance fluctuante, leur népotisme et leurs trahisons, leurs complots et leurs dévouements, leurs messes quotidiennes et leurs richesses accumulées… Seule une plaque de rue rouillée rappelle leur présence centenaire.
Un roman retrace de façon superbement évocatrice les dernières décennies pontificales en Avignon :
« La Tour des Anges » de Michel Peyramaure.
Bibliographie
Joseph Girard - Évocation du vieil Avignon, 1958
Marc Maynègre - De la Porte Limbert au Portail Peint, histoire et anecdotes d’un vieux quartier d'Avignon
Joseph Girard - Avignon. Histoire et Monuments
Roger Vallentin - Notes sur la chronologie des vice-légats d'Avignon au XVIe siècle, Mémoires de l’Académie de Vaucluse1890
https://www.cairn.info/revue-historique-2003
https://journals.openedition.org/crcv/
https://francearchives.gouv.fr
https://earchives.vaucluse.fr/document/FRAD084_reglements_legation