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Mai 2023

Légats & vice-légats d'Avignon - 1
Les légats pontificaux (du latin legatus, « envoyé »), tous cardinaux à l’époque qui nous intéresse, sont chargés de représenter le souverain pontife dans toutes ses attributions au sein du territoire où ils sont délégués, en l’occurrence ses États enclavés dans le royaume de France. Ils vont jouer un rôle complexe, et souvent remis en cause, dans les affaires d’Avignon et du Comtat Venaissin.

A partir du XVe siècle en effet, les papes ne résident plus à Avignon. Le dernier pontife avignonnais, Pierre de Luna l’antipape Benoît XIII, après s’être obstiné à demeurer enfermé dans le palais durant cinq ans, finit par s’enfuir en 1403 et ses derniers partisans, dont son neveu Pedro de Luna, doivent se rendre au bout d’un siège de dix-sept mois. La population de la ville s’amoindrit, passant à environ 15000 personnes, mais Avignon conserve son rayonnement commercial, financier et artistique sous influence italienne.
Sujets du pape dans le royaume de France, les habitants d'Avignon et du Comtat se retrouvent sous la double tutelle du pape et du roi. Ils en retirent des bénéfices : la papauté n'impose ni taxes directes ni charges militaires, et le roi concède quelques avantages commerciaux. Bientôt l'économie prospère de nouveau: culture du tabac, fabrication des soieries, imprimerie (en particulier les cartes à jouer et la contrefaçon de livres), sans oublier la contrebande (Voir Le Grenier à sel)
Sous la domination de vice-prélats italiens avides et souvent impopulaires, la bourgeoisie marchande opterait volontiers pour une réunion définitive avec le royaume de France, alors que les Comtadins ruraux restent fidèles à l'autorité du pape.

Sceau de
Pierre de Thury
En 1409 Alexandre V, le pape romain, envoie à Avignon le cardinal Pierre de Thury qui, après avoir élu Benoît XIII, était devenu son adversaire le plus acharné. De Thury est nommé vicaire général au spirituel et au temporel pour affirmer l’autorité et administrer les possessions du Saint-Siège en Provence. Lui succède le camérier de l'Église romaine François de Conzié, avec des pouvoirs de gouverneur. Celui-ci fait restaurer les édifices endommagés pendant la « guerre des Catalans » sous Benoît XIII, dont le pont d'Avignon, la cathédrale et les remparts. En 1415 il reçoit avec faste l’empereur Sigismond de Luxembourg venu passer les fêtes de Noël.

Tour de l'Auditeur élevée par François de Conzié

C’est en 1433, avec la nomination par le pape Eugène IV du cardinal Pierre de Foix dit le Vieux pour le différencier de son neveu Pierre de Foix le Jeune, que s’établit l'institution de la légation d'Avignon. Les Avignonnais se révoltent contre la décision, mais doivent céder après un siège de deux mois, et le cardinal s’installe dans le palais. C'est un administrateur avisé en même temps qu’un grand seigneur aux dépenses somptuaires. Il meurt en 1464 à Avignon et est inhumé dans un tombeau de marbre dans l’église des Cordeliers où il est représenté agenouillé. Ses héritiers mettront plusieurs mois à rendre le palais…
Pierre de Foix le Vieux
Louis XI obtient de Sixte IV la charge de légat pour son cousin Charles de Bourbon, archevêque de Lyon. Quand celui-ci est révoqué quelques années plus tard, le pape nomme son neveu, Giuliano della Rovere. Furieux, Louis XI intervient militairement pour réinstaller son cousin. L'affaire se règle diplomatiquement malgré quelques compagnies de routiers probablement soudoyées par le roi, dont celle du terrible Jehan de Tinteville, qui mettent à sac Avignon et le Comtat.
Légat de 1476 à 1503, Giuliano della Rovere poursuit la rénovation de la ville, fonde le Collège du Roure, achève la construction du Petit Palais et reçoit avec munificence César Borgia, fils du pape en exercice, avant de devenir lui-même le pape Jules II.
Louis XI hérite le comté de Provence en 1481. Avignon et le Comtat Venaissin forment alors une enclave dans le royaume de France et les légats avignonnais sont désormais nommés par le pape avec l'accord du roi.

Raphaël - Portrait de Jules II - Musée des Offices Florence
A la mort de Louis XI en 1483, une messe est célébrée en son honneur aux Cordeliers. La ville, pas rancunière, fournit cent torches neuves, où sont appliquées à la cire rouge les armes du roi et l'écusson de la ville ; quatre cents grandes armes du roi décorent l'autel. La dépense totale s'élève à 65 florins 17 sol.

François Guillaume de Castelnau de Clermont Lodève est l’un des rares à résider à Avignon. Il y reçoit à six reprises François Ier, lequel octroie le titre de "régnicoles" (c'est à dire "habitants du royaume") aux Avignonnais et aux Comtadins et leur accorde des avantages commerciaux, en récompense de leur soutien financier à ses troupes lors du siège par Charles Quint. Mort en 1540, François de Clermont Lodève est inhumé au couvent des Célestins, laissant une considérable fortune.
Pour lutter contre les adeptes de la religion réformée, Pie IV envoie son cousin le capitaine Fabrice Serbelloni, qui transforme le palais des papes en prison pour les hérétiques et fait décapiter Jean-Perrin Parpaille (voir Place Pie), accusé de s’être converti au protestantisme.
Un soin méticuleux commence à être apporté à l'administration. La chancellerie, ou daterie, agit dans le cadre des affaires spirituelles, ecclésiastiques et matrimoniales sous l’autorité des vice-légats. Le dataire examine la recevabilité des suppliques en vue de leur communication au vice-légat ; une fois la grâce accordée par le concessum écrit de la main du prélat, tout un personnel subalterne (registrateur, correcteur, taxateur des bulles, garde des sceaux) procède à l’enregistrement de la supplique et à l’expédition de la bulle.
Un exemple d’une affaire saugrenue jugée par les légats :
En mars 1547, le territoire de Romans subit une invasion de chenilles qui dévorent les bourgeons des vignes
et des arbres fruitiers. Les consuls le signalent au légat d’Avignon, Alexandre Farnèse, implorant l’autorité
et les exorcismes de l’Eglise pour détourner le fléau. Celui-ci adresse un monitoire (c’est à dire un appel épiscopal à lire en chaire par le curé sur la demande d’un juge civil au cas où les suspects, en l’occurrence
les chenilles, refusent de comparaître) par lequel les fidèles sont priés de s’amender, faire pénitence, s’acquitter de tous leurs devoirs de chrétiens, notamment payer les dîmes, et s’abstenir de travailler les dimanches et jours fériés… seuls moyens d’apaiser la colère divine.
Si cela reste inefficace, le vice-légat promet en outre de prononcer un jugement
pour sommer les chenilles de se retirer sur le lieu qui leur aura été réservé et où
elles pourront subsister sans nuire, sous peine de malédiction et d’excommunication.
Les insectes ont droit à un défenseur, qui plaide que « les maux qui nous affligent sont les châtiments de nos fautes ».
On ne sait pas si les chenilles ont obtempéré…

La légation est une source importante de revenus et de bénéfices. L’institution se structure au XVIème siècle avec Alexandre Farnèse, qui réside à Rome. L’acte écrit est crucial dans le fonctionnement du pouvoir pontifical. Grâce à la correspondance entre le cardinal et ses agents italiens, ses clients et ses protégés issus de l’élite locale, le légat est tenu au courant de tout ce qui se trame à Avignon, les affaires politico-religieuses étant d’une grande diversité.

D'après Le Titien -
Le cardinal d'Armagnac et son secrétaire
Le vice-légat Filibert Ferrier fait remettre de l’ordre « dans un dépôt mal tenu de la tour de la Gâche, dont les armoires craquent et où les registres sont rangés à l’envers » et d’en dresser l’inventaire. Les archives conservées au palais sont triées, classées et préservées.
Le cardinal d’Armagnac, co-légat de Charles de Bourbon (qui fut, très temporairement, proclamé roi de France par ses partisans de la Ligue), installe en 1566 la Rote d’Avignon, une haute cour d’appel composée de six juges pour moitié ecclésiastiques et pour moitié laïcs. D’Armagnac assure la défense des États pontificaux contre les Réformés et rétablit la paix dès 1578. Il instaure la présence d’un vice-légat permanent représentant le légat lorsque celui-ci est absent.
La première moitié du XVIIe siècle est marquée par des conflits latents : luttes d’influence autour des élections au consulat, épreuves de force entre les membres du Conseil de Ville et les vice-légats, contentieux corporatifs opposant le pouvoir municipal aux privilèges du clergé et de l’université, rivalités entre juridictions concurrentes... rien ne manque à une vie publique fort agitée.
Pour mettre un peu d’ordre dans tout cela, Mario Filonardi, archevêque d’Avignon, vice-légat en 1629, crée la charge d’archiviste de la légation. Jusque là les documents étaient dispersés entre les notaires de la ville, les pièces risquant ainsi de se perdre ou d’être dissimulées. La peste avait frappé Avignon et sa région, provoquant de lourdes pertes humaines et un endettement considérable. A cette préoccupation se superpose la volonté de reprendre en mains les intérêts fiscaux de la Chambre apostolique.

Chapelle de la Visitation fondée
par Mario Filornardi

L’archiviste a désormais à sa disposition des salles dans le palais apostolique pour se loger, conserver et inventorier les innombrables papiers, actes et documents. Il rédige et conserve les règlements pour l’exercice de la justice, de la milice, les réceptions des officiers et les serments qu’ils doivent prêter, enregistre les inventaires, les sentences avec amendes et confiscations, les grâces, les autorisations de lever des tailles, les sauf-conduits...
Exemples de décrets fort variés :
-« Règlement portant inhibition de chasser aux pigeons des pigeoniers, ny en aucune autres sortes de chasse à certains mois de l’année et avec instruments désignés » (1635)
-« Ordonnance portant qu’aucun notaires étranger ne pourra exécuter dans les lieux du Comté, qu’on ne pourra trafiquer en petits patats et doubles pour les porter en cet Estat ; que les commissions des actes des notaires morts ne seront donnés aux estrangers » (1637)
-« Règlement pour les injures verbales et coups de poings pour la présent ville d’Avignon » (1656)
-« Règlement enjoignant aux consuls des villes et lieux du Comtat de donner compte à son Excellence des affaires de leur communauté » (1677)
-« Règlement portant interdiction de lessiver du linge dans le bassin de la fontaine du bourg de Morières » (1678)
-« Ordonnance au sujet du vin qui se vend hors la ville d’Avignon à pot et à pinte » (1755)
-« Règlement contre les mendiants & vagabonds » (1766)
-« Règlement contre les attroupements et les désordres qui se commettent dans les différentes villes et lieux de cet Etat » (1790)
La bulle de Filonardi assigne à cet office un pour cent des amendes et confiscations mais l’oblige à expédier gratuitement tout ce qui regarde la Chambre.
Les vice-légats affirment leur tutelle sur les communautés par des contrôles budgétaires qui s’étendent à tous les domaines : la santé, le ravitaillement, les réparations des chemins, la surveillance des poids et mesures, le maintien de l’ordre.
Ils disposent pour leur garde personnelle de :
-la garde d’honneur composée de la Compagnie des arbalétriers, installée dans la tour de la poterne Monclar, et celle du jeu de l'Arc habillée « à la turque », établie rue saint Sébastien, chargée de garder les appartements des visiteurs illustres,

- quarante chevau-légers, portant un uniforme composé d'une veste et d'une écarlate avec revers et parement bleu-roi, boutons d'argent, un mousqueton, une épéeet une cocarde
noire en rubans
- vingt Suisses vêtus à la manière des reîtres du XVIème siècle : pourpoint mi-parti
rouge et jaune (couleurs du pape), manches tailladées en soie rose, pantalon
de tricot en coton rouge, haut-de-chausse rouges et jaunes, tricorne avec une plume
rouge, cocarde rouge et une hallebarde
- et cent douze soldats d'infanterie, les « pétachins », en habit bleu-roi avec revers
et parements écarlates, culotte et veste blanche à boutons jaunes, guêtres blanches bonnet d'ourson pour les grenadiers et chapeau pour les chasseurs, un sabre et une giberne (sacoche pour les cartouches).
Le plein de couleurs !
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La garde corse pontificale
La position de vice-légat n’est pas toujours de tout repos. En 1659, les élus du Comtat « rendent leurs devoirs » au nouveau vice légat, Gasparo Lascaris. En mars 1660, Louis XIV, allant épouser l'Infante Marie-Thérèse d'Espagne, séjourne à Avignon accompagné d'une cour nombreuse et brillante. Monseigneur de Lascaris reçoit somptueusement le roi au palais. Cependant trois ans plus tard, quand le duc de Créquy, ambassadeur du roi auprès du Saint-Siège à Rome, est insulté par la garde pontificale corse qui va jusqu’à tuer un de ses pages en tirant sur son carrosse après une altercation avec les soldats français, Louis XIV réagit violemment et s'en prend à Avignon.
Lascaris est arrêté, gardé à vue dans le palais, puis, tandis que le Parlement d'Aix décrète la réunion du Comtat à la Couronne de France, chassé d'Avignon et accompagné jusqu'à son abbaye de Nice par des archers. L'année suivante cependant, le Comtat est rendu au pape, et Lascaris, bien que malade, revient en prendre possession. Un chroniqueur contemporain note: « Le mercredy vingtiesme d'aoust, sous les onze heures du matin, Monseigneur Illustrissime et Révérendissime Gaspar de Lascaris de Castellar est entré dans Avignon dans une litière, malade de febvres, suirvy de grande multitude de monde de condition en carosses, et, arrivé au Palays, a esté mis au lit.»
Une révolte est déclenchée quelques années plus tard par les mesures arbitraires du vice-légat Alexandre Colonna. Sa garnison italienne est chassée du palais et il est obligé d’appeler au secours les troupes françaises pour réintégrer Avignon l'année suivante.
En 1663 et 1664 les luttes de factions et des troubles intérieurs se poursuivent lors de la nouvelle réunion temporaire d’Avignon et du Comtat Venaissin au royaume de France. Le vice-légat, l’archiviste et le dataire sont expulsés d’Avignon. Quand la ville est rendue par Louis XIV au pape Alexandre VII qui aura été obligé de s'humilier devant lui, Colonna tout juste réinstallé ordonne de faire procéder à un inventaire des « papiers, sacs et escriptures des archives », manière de reprendre le contrôle des événements.
Le modeste tombeau d'Alexandre VII au Vatican
